Nul besoin d’être médecin pour savoir que la thyroïde est située à la base du cou, en avant de la trachée. Mais saviez-vous que du tissu thyroïdien peut parfois se retrouver dans des emplacements aberrants ? On parle alors de thyroïde ectopique ou d’ectopie thyroïdienne pour désigner la présence de tissu thyroïdien en dehors du siège normal de la thyroïde. Des médecins français rapportent un cas exceptionnel d’ectopie thyroïdienne dans un article publié en novembre 2023 dans la revue Neurochirurgie.
La thyroïde est une glande endocrine qui fabrique la thyroxine (T4) et la tri-iodothyroxine (T3), deux hormones contenant de l’iode et qui jouent un rôle majeur dans le métabolisme énergétique ainsi que la régulation du phosphore et du calcium dans l’organisme (métabolisme phosphocalcique). Le bilan thyroïdien consiste notamment à doser ces deux hormones thyroïdiennes.
L’histoire est celle d’un homme de 39 ans qui consulte pour des maux de tête et des troubles de la vision. Son médecin traitant lui prescrit un angioscanner cérébral afin de visualiser les artères et les veines du cou et du cerveau. Puis suit une IRM du cerveau. Au vu des résultats de ces deux examens, le patient est adressé en consultation dans le service de neurochirurgie du CHU de Lille.
En effet, les images montrent la présence d’une lésion située à proximité de l’artère cérébrale antérieure. Les médecins évoquent alors un anévrisme cérébral, c’est-à-dire une dilatation d’une artère du cerveau résultant d’une faiblesse de la paroi du vaisseau. La lésion est cependant de siège inhabituel pour un anévrisme. À l’IRM, la lésion suspecte semble comprimer le chiasma optique, la zone où les deux nerfs optiques s’entrecroisent. Les radiologues évoquent alors un gliome des voies optiques, tumeur bénigne qui se développe le long du nerf optique.
Les neurochirurgiens décident d’opérer le patient. C’est alors qu’ils découvrent une masse de couleur orangée, qui n’adhère pas au chiasma optique mais est accolée à une portion de l’artère carotide interne. Les chirurgiens évoquent alors un troisième diagnostic : un hémangioblastome, tumeur du système nerveux central, rare, bénigne, richement vascularisée.
L’analyse anatomopathologique de la pièce opératoire va finalement permettre d’établir un diagnostic de certitude. La lésion est composée de tissu thyroïdien. Le patient est donc porteur d’une thyroïde ectopique localisée à la base du crâne. Un diagnostic qui ne correspond donc aucunement à ceux qui avaient été successivement évoqués par l’équipe soignante. La lésion est non cancéreuse.
L’IRM réalisée après l’intervention montre l’ablation totale de la lésion. Le bilan thyroïdien est normal. L’échographie du cou montre la présence dans la thyroïde de trois nodules d’allure bénigne. Il n’y a pas de signe de malignité, ni d’augmentation de volume des ganglions lymphatiques.
La scintigraphie à l’iode, qui vise à détecter la présence dans l’organisme de tissus captant l’iode radioactif, ne montre aucune autre localisation ectopique de tissu thyroïdien. Il en est de même pour le PET-scan corps entier, technique d’imagerie médicale se basant sur la distribution dans le corps entier d’un traceur iodé radioactif.
Il est à noter que ce patient ne présentait aucun symptôme lié à un dysfonctionnement de la thyroïde, aucun dosage thyroïdien anormal, ni aucun signe d’envahissement tumoral. À ce propos, la découverte de tissu thyroïdien à la base du crâne impose d’exclure le diagnostic de métastase d’un cancer de la thyroïde (carcinome folliculaire de la thyroïde ou cancer papillaire de la thyroïde).
À ce jour, seulement trois cas de thyroïde ectopique située à la base du crâne avaient été décrits dans la littérature médicale, soulignent Pierre-François Vaillant, Antoine Devalckeneer et leurs collègues du CHU de Lille. Deux des trois patients avaient un bilan thyroïdien perturbé, l’un d’eux souffrant d’un retard mental associé à une hypothyroïdie sévère.
Thyroïde ectopique avec ou sans glande dans le cou
L’ectopie thyroïdienne est une situation assez rare. Sa prévalence est évaluée à 1 cas pour 100 000 à 300 000 personnes.
Il en existe deux types. Le premier est caractérisé par la présence, d’une part, d’une thyroïde en position normale dans la région cervicale et, d’autre part, d’un tissu thyroïdien situé en position ectopique. Cette situation correspond au cas rapporté par les chirurgiens lillois.
Le second type d’ectopie thyroïdienne est, lui, défini par l’existence de tissu thyroïdien en situation aberrante, en l’absence totale de thyroïde en position normale. On ne retrouve donc pas de tissu thyroïdien en position cervicale. En l’absence de glande thyroïde de localisation normale (eutopique), plus d’un tiers des patients souffrent d’hypothyroïdie. À l’inverse, la présence d’une glande eutopique et fonctionnant normalement peut masquer la présence d’une thyroïde ectopique n’entraînant aucun symptôme.
L’imagerie médicale pour affirmer le diagnostic
Les différentes techniques de l’imagerie médicale jouent un rôle essentiel dans le diagnostic de thyroïde ectopique. L’échographie cervicale permet d’évoquer le diagnostic devant la vacuité de la loge thyroïdienne et éventuellement en présence, sur le trajet habituel de migration de la glande, d’une masse ayant la même échostructure que le tissu thyroïdien.
La scintigraphie permet à l’iode de se fixer dans le tissu thyroïdien et donc de détecter les localisations les plus atypiques. Le scanner et l’IRM sont également très utiles pour établir le diagnostic et permettre une localisation précise.
La cytoponction, qui consiste à réaliser sous échoguidage un prélèvement à l’aide d’une aiguille très fine, est une aide très utile au diagnostic dans certains cas.
Thyroïde ectopique à la base de la langue
Le tissu thyroïdien ectopique peut siéger à un emplacement anormal dans le cou, notamment sous la forme d’une tuméfaction latéro-cervicale, ou au niveau de la langue (localisation basi-linguale).
La majorité des thyroïdes ectopiques se trouvent en position basi-linguale. Elle est caractérisée par la présence de tissu thyroïdien rudimentaire à la base de la langue.
Le patient présente souvent une grosseur (tuméfaction) sous le menton. Une ponction guidée par l’échographie est indispensable car elle permet de confirmer le diagnostic, en montrant la présence de tissu thyroïdien. La scintigraphie à l’iode retrouve une fixation du traceur dans la partie postérieure de la région sous-mentonnière. L’IRM conforte le diagnostic de thyroïde ectopique en montrant la présence d’une masse au niveau de la base de la langue et l’absence de thyroïde en position normale (vacuité de la loge thyroïdienne).
Le scanner cervical peut montrer une loge thyroïdienne vide, c’est-à-dire l’absence de glande thyroïde dans le cou, ainsi que la présence d’une masse à la base de la langue.
La thyroïde ectopique basi-linguale est un diagnostic difficile et inhabituel. Le traitement de référence est chirurgical (ablation totale de la thyroïde ectopique).
Anomalie de migration
Pour comprendre l’origine de ces localisations ectopiques, il faut savoir que, durant la vie fœtale, l’ébauche de la thyroïde se situe au niveau de la base de la langue. Chez l’embryon humain de 22 jours (2 mm), l’ébauche thyroïdienne centrale s’individualise au niveau du pharynx primitif (dans le plancher de l’intestin pharyngien). En quelques jours cet épaississement localisé va former le diverticule thyroïdien.
À ce stade, le cou de l’embryon n’est pas encore formé, ce diverticule est au contact de l’ébauche cardiaque. Par la suite, aux alentours de la cinquième semaine de gestation, la glande poursuit sa migration le long de la ligne médiane en direction de la région cervicale. La thyroïde atteint sa situation définitive en avant de la trachée à la septième semaine. En se développant, l’ébauche thyroïdienne laisse derrière un tube : le canal thyréoglosse. Ce conduit régresse normalement vers la dixième semaine de gestation.
L’ectopie résulte d’une migration défectueuse de la thyroïde lors de son développement embryonnaire, la glande interrompant sa descente. La glande ectopique peut siéger à n’importe quel niveau le long du trajet de migration de la thyroïde. L’ectopie pourrait également être la conséquence d’un défaut d’oblitération du canal thyréoglosse.
Le premier cas d’ectopie thyroïdienne a été rapporté en 1869. Il concernait un nouveau-né ayant succombé à une suffocation due à une ectopie thyroïdienne linguale.
L’ectopie thyroïdienne peut être asymptomatique, se manifester par une hypothyroïdie clinique ou biologique, voire être à l’origine d’un saignement ou de signes en rapport avec une compression des voies aérodigestives supérieures.
Localisations très atypiques
Il peut arriver que le tissu thyroïdien siège à un endroit très éloigné de la région cervicale. Ont ainsi été décrites des localisations de thyroïde ectopique dans la trachée (localisation intra-trachéale), près ou dans le cœur (localisation médiastinale et intra-cardiaque), dans l’œsophage (localisation intra-œsophagienne).
Les localisations linguales sont les plus souvent rapportées (90 % des cas). La thyroïde ectopique basi-linguale se caractérise par l’arrêt de la migration de l’ébauche thyroïdienne le long du canal thyréoglosse dans sa portion linguale initiale. Elle peut se manifester par une inflammation de la thyroïde (thyroïdite), ou être révélée par le développement d’un gros nodule ou d’un goître volumineux, pouvant être à l’origine d’une obstruction oropharyngée, qui entraîne une difficulté à avaler (dysphagie), voire une gêne respiratoire (dyspnée).
Les localisations médiastinales, cervicales, sous-maxillaires, intra-trachéales et intra-œsophagiennes sont exceptionnelles. Du tissu thyroïdien, situé en dehors du trajet normal de migration de la glande, a également été décrit dans la parotide (glande salivaire), le cœur, l’aorte ascendante, le poumon, la peau (à la face latérale du cou), la glande surrénale, la vésicule biliaire.
En septembre 2023, des chirurgiens canadiens ont décrit le premier cas d’ectopie thyroïdienne à proximité du rectum. La masse péri-rectale a été retirée chirurgicalement du fait d’une transformation en tumeur bénigne (adénome) du tissu thyroïdien ectopique.
Thyroïde ectopique dans le pancréas
La localisation pancréatique est rarissime. En octobre 2023, des radiologues chinois ont rapporté la présence de tissu thyroïdien dans le pancréas d’une femme de 50 ans qui se plaignait de douleurs abdominales et de diarrhée depuis près d’un mois. Le scanner abdominal a révélé la présence d’une lésion, très vascularisée, siégeant dans la tête du pancréas. Les médecins ont alors évoqué le diagnostic d’une tumeur neuroendocrine. La patiente a été opérée. Elle a subi une pancréatoduodénectomie, autrement dit l’ablation de la tête du pancréas (soit environ le tiers de cet organe) et du duodénum (première partie de l’intestin grêle).
L’analyse histologique et immunohistochimique de la pièce opératoire a alors révélé la présence de tissu thyroïdien ectopique. L’échographie du cou a montré une thyroïde augmentée de volume, avec trois nodules à risque faible de malignité. La patiente, qui présentait une hypothyroïdie, s’est vu prescrire des comprimés de lévothyroxine. Lors du suivi pendant quatre mois, sa fonction thyroïdienne était normale et elle n’a présenté aucun symptôme.
Ce cas clinique est exceptionnel. Il s’agit en effet du cinquième cas de thyroïde ectopique dans le pancréas connu à ce jour. Les médecins de l’hôpital de la ville de Taizhou (province du Zhejiang), qui ont rapporté cette observation clinique dans la revue Open Life Sciences, précisent que seulement trois cas de tissu thyroïdien pancréatique ont été décrits en langue anglaise au cours de ces soixante dernières années dans la littérature médicale internationale et qu’un autre cas avait été décrit dans la littérature médicale chinoise.
La présence du tissu thyroïdien, localisé à une grande distance du trajet du canal thyréoglosse, est difficilement explicable. La présence d’une thyroïde ectopique au niveau de la cavité abdominale, dans le foie ou le pancréas, pourrait éventuellement s’expliquer par une origine embryologique commune avec un des feuillets embryonnaires (endoderme), qui donne naissance à l’épithélium de surface de la muqueuse digestive et de nombreuses glandes. Par ailleurs, des mutations sur des gènes impliqués dans le développement de la thyroïde, la différenciation du tissu thyroïdien, ou la migration de l’ébauche thyroïdienne, pourraient intervenir dans la formation d’une thyroïde ectopique.
Du tissu thyroïdien dans le sein
En juin 2023, des chirurgiens thoraciques chinois ont rapporté un cas d’ectopie thyroïdienne chez une femme de 48 ans qui avait subi une mastectomie radicale pour un cancer du sein. Le tissu thyroïdien avait été détecté de façon fortuite à l’examen histologique post-opératoire.
Pour expliquer l’apparition de tissu thyroïdien dans le sein, une théorie postule que des cellules thyroïdiennes pourraient très rarement passer d’un feuillet embryonnaire à un autre (du mésoderme à l’ectoderme).
Dans l’iris
Autre localisation particulièrement surprenante : l’iris. En 2006, des ophtalmologues de Liverpool ont rapporté le cas d’un garçon de 15 ans qui présentait à l’œil droit une petite tumeur de couleur rose au niveau de la périphérie de l’iris. Cette excroissance mesurait 3,8 mm de long, 2,5 mm de large et avait une épaisseur de 1,2 mm. Les chirurgiens ont procédé à l’ablation de cette petite masse dont l’analyse histologique a montré qu’elle était constituée de tissu thyroïdien ectopique.
Un autre cas de tissu thyroïdien ectopique localisé dans l’iris a été décrit en 2019 chez un homme de 76 ans qui présentait depuis la naissance une masse dans la chambre antérieure de l’œil. Un cas similaire a été rapporté en 2021 chez une femme de 67 ans.
Dans l’ovaire
L’ectopie thyroïdienne peut également siéger dans l’ovaire. Des gynécologues parisiens ont rapporté en 2020 le cas d’une patiente de 38 ans présentant une masse ovarienne droite, découverte fortuitement à l’échographie. Le bilan biologique thyroïdien ne comportait pas d’anomalie.
Les chirurgiens ont réalisé l’ablation de l’ovaire et de la trompe de Fallope correspondante (annexectomie). La masse ovarienne mesurait 6 cm dans son grand axe. L’examen anatomopathologique de cette lésion a montré qu’elle était composée exclusivement de tissu thyroïdien, confirmant le diagnostic de ce que l’on appelle un goitre ovarien pur.
Marc Gozlan